04-03-2019  SOCIETE LIBRE

Une lettre de Paris

En mai 68, le Préfet de police de Paris, Maurice Grimaud, a décidé que le maintien de l'ordre ne devait pas anéantir des vies. Il succédait à ce poste à un certain Maurice Papon (1) de triste réputation (2). Deux hommes, deux conceptions du maintien de l'ordre. Le 29 mai 1968, devant la montée de la violence et la crainte d'apprendre la mort de manifestants sous les coups de policiers, il écrit une lettre à ses 25 000 hommes.

Maurice Grimaud (3), qui n'est pas un saint, sait très bien que le maintien de l'ordre est un exercice extrêmement compliqué, que ce soit sur le terrain ou dans sa gestion.

Mais, cet homme pragmatique ne veut ni bain de sang, ni morts et préfère voir quelques voitures brûlées que relever des cadavres au milieu des gaz lacrymogènes. Sa lettre à sa Police est intéressante à plus d'un titre. Il rompt le tabou des excès dans l'emploi de la force mais il n'accuse pas ses hommes. Il reconnait les insultes et l'agressivité que doivent supporter ses policiers. Et il les aimes ses hommes. Il leur parle de faute sans évoquer la sanction.

Il les sait humains et donc faillibles. Une vulnérabilité qui impose ses limites à la maîtrise de soi en toute circonstance. Il écrit alors cette lettre pour les mettre en garde contre les facilités qu'autorisent le fait d'être "dépositaire de la violence légitime de l'Etat". Avec intelligence, il cherche à leur faire comprendre que "faire usage de sa force physique pour maintenir l'ordre public, ce n'est pas rien, c'est une très lourde responsabilité. Un exercice très délicat qui met en jeu les libertés fondamentales, la déontologie et la conscience".

Lettre du Préfet de police de Paris, Maurice Grimaud, envoyée le 29 mai 1968 à ses policiers

Je m'adresse aujourd'hui à toute la Maison : aux gardiens comme aux gradés, aux officiers comme aux patrons, et je veux leur parler d'un sujet que nous n'avons pas le droit de passer sous silence : c'est celui des excès dans l'emploi de la force.

Si nous ne nous expliquons pas très clairement et très franchement sur ce point, nous gagnerons peut-être la bataille sur ce point, nous gagnerons peut-être la bataille dans la rue, mais nous perdrons quelque chose de beaucoup plus précieux et à quoi vous tenez comme moi : c'est notre réputation.

Je sais, pour en avoir parlé avec beaucoup d'entre vous, que, dans votre immense majorité, vous condamnez certaines méthodes. Je sais aussi, et vous le savez avec moi, que des faits se sont produits que personne ne peut accepter. Bien entendu, il est déplorable que, trop souvent, la presse fasse le procès de la police en citant ces faits séparés de leur contexte et ne dise pas, dans le même temps, tout ce que la même police a subi d'outrages et de coups en gardant son calme et en faisant simplement son devoir.

Je suis allé toutes les fois que je l'ai pu au chevet de nos blessés, et c'est en témoin que je pourrais dire la sauvagerie de certaines agressions qui vont du pavé lancé de plein fouet sur une troupe immobile, jusqu'au jet de produits chimiques destinés à aveugler ou à brûler gravement. Tout cela est tristement vrai et chacun de nous en a eu connaissance.

C'est pour cela que je comprends que lorsque des hommes ainsi assaillis pendant de longs moments reçoivent l'ordre de dégager la rue, leur action soit souvent violente. Mais là où nous devons bien être tous d'accord, c'est que, passé le choc inévitable du contact avec des manifestants agressifs qu'il s'agit de repousser, les hommes d'ordre que vous êtes doivent aussitôt reprendre toute leur maîtrise.

Frapper un manifestant tombé à terre, c'est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière. Il est encore plus grave de frapper des manifestants après arrestation et lorsqu'ils sont conduits dans des locaux de police pour y être interrogés.

Je sais que ce que je dis là sera mal interprété par certains, mais je sais que j'ai raison et qu'au fond de vous-mêmes vous le reconnaissez. Si je parle ainsi, c'est parce que je suis solidaire de vous. Je l'ai dit déjà et je le répéterai : tout ce que fait la police parisienne me concerne et je ne me séparerai pas d'elle dans les responsabilités. C'est pour cela qu'il faut que nous soyons également tous solidaires dans l'application des directives que je rappelle aujourd'hui et dont dépend, j'en suis convaincu, l'avenir de la préfecture de police.

Dites-vous bien et répétez-le autour de vous : toutes les fois qu'une violence illégitime est commise contre un manifestant, ce sont des dizaines de ses camarades qui souhaitent le venger. Cette escalade n'a pas de limites.

Dites-vous aussi que lorsque vous donnez la preuve de votre sang-froid et de votre courage, ceux qui sont en face de vous sont obligés de vous admirer même s'ils ne le disent pas. Nous nous souviendrons, pour terminer, qu'être policier n'est pas un métier comme les autres ; quand on l'a choisi, on en a accepté les dures exigences mais aussi la grandeur.

Je sais les épreuves que connaissent beaucoup d'entre vous. Je sais votre amertume devant les réflexions désobligeantes ou les brimades qui s'adressent à vous ou à votre famille, mais la seule façon de redresser cet état d'esprit déplorable d'une partie de la population, c'est de vous montrer constamment sous votre vrai visage et de faire une guerre impitoyable à tous ceux, heureusement très peu nombreux, qui par leurs actes inconsidérés accréditeraient précisément cette image déplaisante que l'on cherche à donner de nous.

Je vous redis toute ma confiance et toute mon admiration pour vous avoir vus à l'oeuvre pendant vingt-cinq journées exceptionnelles, et je sais que les hommes de coeur que vous êtes me soutiendront totalement dans ce que j'entreprends et qui n'a d'autre but que de défendre la police dans son honneur et devant la nation.


Avec la crise des Gilets Jaunes, les observateurs sont d'accord pour dire que jamais la violence policière (4) n'avait atteint un tel degré depuis 1962 (5). Condamner les violences des casseurs est tout à fait légitime. Mais ne rien dire (ou si peu) des actes de répression aveugle contre les gilets jaunes, ne pas les dénoncer comme faits illégitimes, c'est faire injure à l'esprit de la lettre du préfet Grimaud, à l'honneur des policiers, à la grandeur de notre pays.

En savoir plus
(1) Maurice Papon avait l'habitude de demander aux policiers, une répression implacable avec carte blanche et tirs à balles réelles.

(2) Maurice Papon sera condamné pour "complicités d'arrestation et de séquestration et complicité de crimes contre l'humanité lors de l'organisation de la déportation des Juifs de la région bordelaise vers le camp de Drancy", à une peine de 10 ans de réclusion criminelle en avril 1998.

(3) La carrière complète de Maurice Grimaud
Maurice Grimaud sera Préfet de police à Paris de décembre 1966 à avril 1971. Il est mort en 2009 après une belle carrière dans la haute fonction publique. Le sociologue Jean-Pierre Le Goff, cite dans son livre "La Gauche à l'agonie", le ministre de l'intérieur en 1968, M. Raymond Marcellin, qui estimait que "Mai 68 avait fait environ 2000 blessés, dont 200 graves et sans doute 4 morts que l'on peut lier aux événements."

(4) Depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes, le 17 novembre 2018, il y a eu un décès (Zineb Redouane touchée au visage par une grenade lacrymogène de la police alors qu'elle fermait ses volets), plus de 1600 blessés légers, plus de 200 personnes blessées à la tête, 21 personnes éborgnées, cinq mains arrachées, 492 signalements auprès de l'IGPN (Inspection générale de la police nationale) et plus de 12 000 gardes à vue. Compte @davduf sur Twitter

(5) Le 17 octobre 1961, les forces de police placées sous l'autorité de Maurice Papon répriment très brutalement la manifestation d'Algériens pacifiques qui était interdite. Plusieurs dizaines de civils algériens trouvent la mort et des milliers de manifestants restent internés plusieurs jours dans des centres de détention où de graves sévices leur sont infligés. Enfin, une manifestation (8 février 1962) contre l'OAS, est violemment réprimée. Neuf manifestants sont tués à la suite des coups reçus ou périssent étouffés en fuyant l'extrême brutalité de la police, dans la bouche de métro Charonne (75011 Paris).

Voici le tag Internet à sélectionner, à copier et à coller sans transformation dans la page du site où vous allez utiliser cet article. D'avance merci.

Sélection du texte ci-dessous
Une lettre de Paris 
En mai 68, le Préfet de police de Paris, Maurice Grimaud, a décidé que le maintien de l'ordre ne devait pas anéantir des vies. Il succédait à ce poste à un certain Maurice Papon (1) de triste réputation (2). Deux ...  <a href="https://www.loi1901.com/intranet/a_news/index_news.php?Id=2520" target="_blank">Lire la suite sur Loi1901.com</a>

Découvrir 10 autres articles



Depuis 1999 au service des associations
Jurisprudence, décrets, lois, etc.

Quand la concurrence déloyale cache un ancien employé

21-10-2025

Il arrive qu'un salarié qui travaillait dans une association, démissionne ou bien se retrouve licencié. Il décide alors de créer une association concurrente, ayant la même

Panorama associatif numéro 145 : octobre 2025

21-10-2025

Le Panorama associatif de Loi1901 a pour objectif de vous détailler plusieurs mesures qui ne peuvent pas faire l'objet d'un article complet, à l'unité, car trop courtes. Au

Attention au Contrat à Durée Déterminée d'Usage (CDDU)

21-10-2025

Bien sûr, l'usage exceptionnel du CDD ne doit pas permettre de pourvoir un emploi permanent et durable. De fait, le caractère tout aussi exceptionnel de la succession de CDD doit

Panorama associatif numéro 144 : octobre 2025

14-10-2025

Le Panorama associatif de Loi1901 a pour objectif de vous détailler plusieurs mesures qui ne peuvent pas faire l'objet d'un article complet, à l'unité, car trop courtes. Au

Connaissez-vous la convention judiciaire d'intérêt public ?

14-10-2025

C'est la loi du 9 décembre 2016 dite "Sapin II" qui a introduit dans l'article 41-1-2 du code de procédure pénale (1) un mécanisme procédural innovant : la convention judiciaire

Equipement sportif communal géré par une association : qui est responsable ?

14-10-2025

En tant que propriétaire de l'ouvrage, la municipalité peut voir sa responsabilité engagée en cas de "défaut d'entretien normal". En contentieux administratif, cette notion

Rédaction de votre dossier de demande de subvention : tout savoir

07-10-2025

Un bon dossier doit être clair et facile à lire, adapté à sa cible et très synthétique. Rédigez votre dossier en pensant avant tout à la personne qui le lira. Le plan que nous

Comment lutter contre la fracture numérique ?

07-10-2025

La définition de la fracture numérique est assez simple : il s'agit d'un accès inégal aux technologies numériques. Terminologie qui regroupe la connectivité à l'internet, la

Panorama associatif numéro 143 : début octobre 2025

07-10-2025

Le Panorama associatif de Loi1901 a pour objectif de vous détailler plusieurs mesures qui ne peuvent pas faire l'objet d'un article complet, à l'unité, car trop courtes. Au

Prêts et opérations de trésorerie entre associations : du nouveau

30-09-2025

Les associations et les fondations ne peuvent, en principe, pas accorder de prêts. Mais, la loi visant à améliorer la trésorerie des associations (1) du 1er juillet 2021 avait

Découvrir 10 autres articles
La société dans tous ses états

Quand l'espace civique se réduit comme peau de chagrin

21-10-2025

L'espace civique est le creuset le plus précieux des sociétés démocratiques. L'ONU le définit comme "l'environnement qui permet à la société civile de jouer un rôle dans la vie

Le piratage culinaire ou l'épluche patates connecté : est-ce bien raisonnable ?

14-10-2025

Ce qui est bien avec nos concitoyens, c'est qu'il y a toujours matière à sourire. Même si parfois, ce sourire bienveillant se transforme en rire jaune. Vous souvenez-vous du

Associations : Mobilisons-nous le 11 octobre prochain : rappel

07-10-2025

Ceci est un rappel. Le Mouvement associatif appelle à une journée de mobilisation de l'ensemble du monde associatif le 11 octobre 2025. Rassemblant, au travers de ses membres,

Quand le jaune budgétaire raconte l'histoire des associations

30-09-2025

Quelles sont les associations subventionnées ? Pour quel montant ? Pour quel motif ? Pourquoi de telles différences entre certaines associations qui officient dans le même secteur

France : ta démocratie dévisse

23-09-2025

La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) vient de rendre un avis qui fait froid dans le dos. L'espace civique fond comme neige au soleil en France.

Délégation de signature ou bien délégation de pouvoirs ?

16-09-2025

Comment distinguer la délégation de signature de la délégation de pouvoirs ? Dans le premier cas, le représentant légal (nommé le délégant) se borne à charger une personne (nommé

Etat de droit égal droit de manifester

09-09-2025

Hier matin, je me promenais dans un jardin public quand j'ai entendu des rires. Je me suis approché et j'ai vu cinq jeunes gens assis sur un banc. L'un d'entre eux avait un petit

La Scop : la petite graine qui pousse bien

02-09-2025

La définition de la Coopérative est simple : "c'est une association autonome de personnes volontairement réunies pour satisfaire leurs aspirations et besoins économiques, sociaux

Service civique : beaucoup trop de ruptures de contrats

26-08-2025

Plus d'un cinquième des missions de service civique sont rompues de manière anticipée. Ce qui fait beaucoup. Pourquoi autant d'interruptions ? Le service civique propose aux

La pauvreté : fatalité française ?

15-07-2025

"Il n'y avait jamais eu autant de pauvres en France, ni un tel écart de ressources entre les catégories les plus aisées et les plus défavorisées." Bien sûr, l'intérêt de cette

Découvrir 10 autres articles
Un peu d'ESS dans nos associations

Cour des comptes : le déficit de visibilité et de notoriété de l'ESS

21-10-2025

L'économie sociale et solidaire (ESS) désigne un mode d'entreprendre qui concilie activité économique et utilité sociale, solidarité et coopération, démocratie et primauté de

Interroger le pilotage par l'État de la politique de la lutte contre la pauvreté

14-10-2025

Selon un récent rapport de la Cour des Comptes, en 2023, le taux de pauvreté s'établissait, en France, à 15,4 %, en dessous de la moyenne de l'Union Européenne à 16,2 %, mais sans

Cour d'appel et tribunal administratif : deux poids deux mesures

07-10-2025

Deux très récentes décisions de justice, envers des actions entreprises par des associations, laissent l'observateur judiciaire que je suis, très dubitatif. Il semble,

Vie associative : Bilan 2023-2024

30-09-2025

Pendant la pandémie, les associations ont répondu présentes et même beaucoup plus. Elles ont inventé des nouveaux modes de relations, grâce notamment aux outils numériques. En

Financement associatif : le rapport complet sur la situation

23-09-2025

La revue des dépenses publiques en direction des associations vient de publier un rapport qui est la première évaluation réelle et concrète de l'ensemble des dépenses de l'État,

Santé financière des associations : enquête nationale volet 2

16-09-2025

Du 19 février au 12 mars 2025, le Mouvement Associatif a lancé le volet 1 de sa grande enquête : "santé financière de votre association". Le constat était pour le moins alarmant.

Quand trop, c'est trop ça ne tient plus

09-09-2025

La présidente du Mouvement associatif, Claire Thoury, a appelé, par courrier en date du 3 septembre, les associations à se mobiliser dans un mouvement de protestation prévu pour

Pour une vraie politique des quartiers prioritaires de nos villes

02-09-2025

L'égalité ou plutôt l'équité républicaine vise à réduire, via sa politique de la ville, l'une des manifestations les plus insupportables pour la solidarité républicaine : celle

La contribution des associations à l'intérêt général dans un contexte concurrentiel

26-08-2025

La doctrine fiscale donne une grille d'analyse de l'intérêt général qui est devenue l'unique point de repère, l'alpha et l'oméga de la vie associative. Et pourtant, il n'y a pas

On ne touchera pas à la réduction d'impôts sur les dons aux associations

15-07-2025

En fait, la phrase exacte est "Le gouvernement ne touchera pas à la réduction d'impôts sur les dons aux associations d'utilité publique dans le prochain budget." Oui... Et les

Découvrir 10 autres articles
Abonnez-vous à Lettrasso+